Entretien avec Nicolas Bourgoin, de l'Ined, qui dresse une carte socioprofessionnelle des candidats au suicide

 

par L'express (01-04-1999)

 

Le travail n'est peut-être pas la clef du bonheur. Mais il semble au moins protéger d'une tentation: le suicide. Selon Nicolas Bourgoin, de l'Institut national d'études démographiques, les courbes du taux de chômage et de la fréquence des suicides présentent des évolutions semblables chez les moins de 50 ans. Mais l'emploi n'est évidemment pas un bouclier à toute épreuve: certains milieux sociaux paraissent plus exposés que d'autres, certaines professions plus fragilisées.

Chez les hommes de 25 à 49 ans qui travaillent, le taux de suicide augmente quand l'on descend dans l'échelle sociale: 15 pour 100 000 chez les professions libérales, 35 chez les artisans et commerçants, 40 chez les ouvriers, 62 chez les employés: quand ces derniers occupent un poste administratif dans une entreprise, le chiffre monte à 86. En revanche, le niveau social a moins d'incidence sur le taux de suicide des femmes, sans doute parce que ces dernières ne misent pas tout sur leur travail: elles investissent plus que les hommes dans leur vie familiale. Et l'effet de l'activité professionnelle sur la courbe du suicide est aussi contrarié par un «effet d'hypergamie», affirme Bourgoin: le taux de célibat des femmes augmente avec leur statut social. Or le célibat est, en soi, un facteur de risque de suicide pour les deux sexes.

Evidemment, les raisons d'un suicide restent à jamais mystérieuses. Et le milieu professionnel n'est qu'un critère parmi d'autres, qui sont aussi prégnants. Exemple, le nombre de diplômes et le niveau de revenus: moins on en a, plus on se donne des moyens radicaux pour réussir sa sortie (pendaison, arme à feu); plus on en a, moins on cède à la tentation de disparaître. Pourtant, Nicolas Bourgoin relève au moins trois milieux professionnels qui semblent s'écarter de cette règle générale. Les cadres qui, soumis au stress et au chômage, se suicident «plus que ne le voudrait leur niveau de revenus»: 13 pour 100 000 chez les 25-59 ans. Les enseignants, en particulier les instituteurs, paraissent «fragilisés par de mauvaises conditions de travail et des relations conflictuelles avec les publics qu'ils rencontrent, malgré un niveau de diplômes élevé»: 39 pour 100 000. Enfin, plus souvent célibataires que la moyenne des Français, les salariés agricoles paient sans doute leur insatisfaction affective: 62 pour 100 000. Quant aux policiers et aux militaires, leur propension à se suicider reste égale à leur «taux théorique», affirme l'auteur de l'étude, qui entend mettre un point final aux «développements journalistiques» sur ce thème.