Interview du Dr Lermuzeaux, psychiatre à La Verrière, institut destiné aux enseignants.

 

par Le Figaro (10-06-1999)

 

« Un climat général d'insécurité »

Selon le docteur Lermuzeaux, psychiatre à La Verrière, institut destiné aux enseignants qui craquent, les professeurs sont de plus en plus confrontés à une atmosphère de tension.

Un parc immense, des bâtiments de quelques étages, un restaurant, une cafétéria, un hôtel et même une poste : l'Institut Marcel-Rivière, plus connu dans le milieu enseignant sous le nom de La Verrière, est un village dans la ville, situé à quelques dizaines de kilomètres de Paris. Depuis sa création par la Mgen (Mutuelle générale de l'Education nationale) en 1959, on y traite, à l'aide de thérapies de pointe, les personnels des écoles, col­lèges et lycées qui éprouvent des difficultés psychologiques, bénignes ou graves, et des troubles psychiatriques. Christophe Lermuzeaux exerce à l'Institut Marcel-Rivière depuis 1988, d'abord comme médecin chef de service puis comme médecin chef d'établissement. Il est aujourd'hui coordonnateur médical de l'ensemble du dispositif psychiatrique de la Mgen en Ile-de-France. A la lumière de ses années d'expérience, il analyse l'évolution des difficultés du métier d'enseignant.

LE FIGARO. - Qui sont les malades admis à La Verrière ?

Docteur Christophe LER­MUZEAUX. - Nous recevons surtout des mutualistes de l'Education nationale - dont une bonne part sont ensei­gnants -, qui traversent une phase de décompensation psy­chologique ou développent un trouble mental plus structuré. Les troubles de l'humeur, les dépressions représentent plus du tiers des indications d'hospitalisation. Il s'agit de dépressions compliquées qui ont déjà résisté à d'autres tentatives thérapeutiques.

- Avez-vous constaté, ces dernières années, des évolu­tions concernant les pathologies des enseignants, liées notamment aux violences scolaires ?

- On parle beaucoup de la dépression des enseignants, c'est une idée un peu réductrice. D'abord, il n'existe pas une dépression mais des dépressions dans lesquelles jouent, à plus ou moins grande importance, des éléments biologiques (le cerveau en tant qu'organe se met à dysfonctionner), des éléments psychologiques et des facteurs sociologiques comme le stress professionnel.

- Que vous racontent les professeurs que vous soignez ?

- L'augmentation de la difficulté des conditions de travail revient fréquemment, avec notamment les questions de violence. Une violence pas nécessairement directe. Ils évoquent davantage un climat général d'insécurité, de tension harcelante, source d'un stress durable qui peut contribuer à favoriser une décompensation psychologique, plutôt que des agressions physiques proprement dites. Ce que l'on entend surtout, c'est la difficulté à affronter au quotidien un climat qui se détériore.

- Le comportement des élèves est-il en cause ?

- Il n'est pas facile de maintenir l'autorité, plusieurs heures par jour, tout en instaurant un accueil suffisamment chaleureux auprès d'une trentaine d'élèves. Avec tout ce que l'on imagine des mouvements identificatoires dont l'enseignant est le dépositaire. Les adolescents s'identifient, se contre-identifient à cette personne souvent vécue comme un substitut parental avec lequel ils “règlent des comptes” qu'ils n'arrivent pas à régler avec leur père ou leur mère. On peut comparer les enseignants à des acteurs qui seraient de moins en moins applaudis. - Ces “comédiens” de la pédagogie sont soumis à un état de tension permanent. - Les enseignants mettent régulièrement en avant l'impression que les exigences sont excessives, qu'elles débordent leurs capacités. Ils se sentent pris entre le marteau et l'enclume, entre les élèves et leurs parents d'une part, qui sont devenus des consommateurs d'école, et la hiérarchie, d'autre part, qui, de leur point de vue, ne les soutient pas suffisamment. Sachant que la hiérarchie est elle-même soumise à des contraintes de plus en plus fortes.

- La modification de l'image des enseignants intervient-elle également dans le malaise éprouvé par la pro­fession ?

- Les instituteurs et les professeurs n'ont plus le statut dont ils jouissaient auparavant L'image mythique de l'instit qui était à la fois l'éducateur, le confident, le médiateur dans le village, a disparu. Cependant, l'aggravation des conditions de travail est à prendre avec prudence. Nombre d'enseignants qui arrivent ici vont, dans un premier temps, mettre au premier plan ces difficultés-là : « Je suis à La Verrière parce que, dans la ZEP où je travaille, les conditions sont devenues épouvantables», « j'ai des élèves qui m'insultent » ou encore « on a trouvé les pneus de la voiture de mon collègue crevés, à quand mon tour ? » Trouver des causes dans la réalité quotidienne exonère d'une réflexion sur soi-même et ses propres difficultés.

- Est-ce que les Instituts universitaires de formation des maîtres tiennent suffisamment compte de la dimension psychologique du métier d'enseignant ?

- La formation psychologique au maniement d'une classe est insuffisamment assurée dans les programmes pédagogiques des IUFM, même si des efforts sont faits pour rattraper le retard.

- Quelle proportion de patients parvient à reprendre sa classe après un séjour à La Verrière ?

- 60 % des, enseignants hospitalisés ici reprennent leurs fonctions dans l'année. Ils en sortent mieux armés pour af­fronter la classe. Cette expé­rience leur apporte une matura­tion, en particulier parce qu'ils sont confrontés à d'autres col­lègues qui parlent de leurs difficultés personnelles.

- Comment savez-vous qu'un professeur est apte à retourner travailler ?

- Nous travaillons avec le Centre national de réadapta­tion qui donne la possibilité à des enseignants, dont nous percevons qu'il y a une réso­nance étroite entre leur personnalité et les difficultés rencontrées dans leur métier, de reprendre progressivement leurs fonctions dans leur disci­pline, tout en restant hospitalisés. Ils effectuent, avec l'aide d'un tuteur enseignant, un stage de trois à six semaines, parfois renouvelable, dans une école, un collège ou un lycée ?

- Que se passe-t-il lorsque le stage débouche sur un constat d'échec ?

- Il faut penser à une réorientation professionnelle. 10 % des patients nous amènent à envisager, au terme du stage, que la réorientation est éminemment souhaitable. Ceux-ci sont orientés vers des postes de réadaptation qui les exposent moins au contact avec les élèves, des postes de bibliothécaires, des fonctions dans les services admi­nistratifs, dans l'enseignement à distance. Par ailleurs, à l'Atelier thérapeutique de réadaptation par le travail (ATRT) installé à Paris, ils peuvent préparer des concours administratifs qui vont leur permettre d'intégrer d'autres structures. Mais il existe indéniablement un déficit des postes de réadaptation par rapport aux besoins.

Propos recueillis par Muriel FRAT